Imaginez à présent que dans une ville, le maire autorise une catégorie déterminée de véhicules à passer outre la loi, tous les autres y restant soumis et menacés de sanction en cas d’infraction. En somme, des conducteurs autorisés à se conduire comme s’ils étaient seuls sur la route, obligeant de fait tous les autres à adapter leurs comportements, à redoubler d’attention, à restreindre ainsi collectivement leur champ de liberté pour que s’exprime sans limite la liberté accordée à une
minorité de ne plus rien respecter.
Comment pourrions-nous interpréter différemment ce qui se passe actuellement dans nos établissements ? Les lois et principes établis pour garantir la liberté collective sont sans cesse l’objet d’aménagements et de négociations à l’égard d’une minorité d’individus. Face à des infractions et provocations explicites, l’on recommande toujours le « dialogue pédagogique », la tolérance et l’ouverture, en « veillant à ne pas heurter les convictions religieuses des élèves » (Rapport Cherifi, 2005, p.13). En réalité, face à l’Institution censée représenter la loi, ce dialogue est vécu comme une négociation au terme de laquelle on tente de décrocher des dérogations à la loi et des substitutions destinées à contourner la règle collective.
Le principe de laïcité devrait pourtant mobiliser toutes nos forces et notre détermination, parce qu’il est précisément le dernier rempart, et donc le plus attaqué, contre « les pressions et instrumentalisations par des activistes politico-religieux à l’école », contre l’intrusion des « groupes extrémistes à l’oeuvre en France pour tester la résistance de la République et pousser une certaine jeunesse à rejeter la France et ses valeurs » (Rapport Stasi, 2003, p.15).
Depuis les premières affaires de voiles en 1989, les rapports officiels s’entassent au fond des tiroirs. Chacun d’eux évoque un état d’aggravation par rapport au précédent faute d’action, ou d’efficacité dans l’action des pouvoirs publics.
Le dernier (Sénat, 2015), publié à la suite des graves incidents signalés au cours de la minute de silence, fait état d’un « inquiétant délitement du sentiment d’appartenance à la nation dans les écoles » et de la multiplication des comportements attentatoires à la laïcité.
Face à ces constats, la parole de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, reprise ici par Abdennour Bidar, référent national laïcité, est extrêmement claire. Et ahurissante : « Beaucoup d’équipes s’inquiètent de la recrudescence des signes vestimentaires, religieux ou culturels […] : dès lors qu’un élève ne manifeste pas de conduite répréhensible, il s’agit de faire preuve d’une certaine tolérance » (Sénat, 2015, p.49). Le mot est institutionnalisé. Traduisons : la loi du 15 mars 2004 interdit le port de signes et vêtements religieux ; nous acceptons que des élèves ne respectent pas la loi, tant que leur comportement n’est pas répréhensible – validant de fait l’idée que le non-respect de la loi ne serait pas répréhensible
en soi. CQFD.
Quelles conséquences peut-on redouter d’un comportement institutionnel qui légalise l’infraction ? La tolérance a longtemps admis avec passivité ce qu’elle avait pourtant le pouvoir d’empêcher et le devoir d’interdire. Par clientélisme, par crainte des vagues, par incompétence ou incompréhension des enjeux, ou peut-être même tout simplement par souci de plaire, ce qui fait d’elle de la complaisance. Non seulement elle n’a pas provoqué le vivre ensemble qu’elle prétendait servir mais elle a enfanté cette sorte de nouveau droit : le droit à ne pas respecter la loi. De provocations en menaces, d’infractions en attentats, que pourrons-nous attendre de cette tolérance face aux menaces de mort qui pèsent sur les enseignants de la laïcité et, plus largement, sur l’école de la République ?