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Les dérives d’une éducation « par » le physique

Article publié dans la QUINZAINE UNIVERSITAIRE – #1415 – AVRIL 2018




Poursuivant notre logique de présentation des différents éléments qui constituent notre ligne identitaire, après avoir clairement exposé combien l’intégration des P. EPS dans le corps des certifiés nous semblait légitime, nous allons maintenant nous attarder sur une seconde revendication qui nous est chère : recentrer l’EPS sur une éducation « du » physique.


Soyons clairs, nous ne renions pas les effets d’une éducation « par » le physique. Au niveau affectif, la fonction émancipatrice et socialisante de l’EPS est importante. En revanche, l’éducation à la citoyenneté devient pléthorique. Au niveau cognitif, sa fonction intellectualisante nous semble aussi problématique.

Ainsi, avec la place prise progressivement par les « compétences méthodologiques et sociales », l’éducation « par » le physique devient hégémonique. Elle ne doit pas laisser oublier que l’EPS est aussi, et avant tout, une éducation « du » physique. Trop peu dénoncée, trop facilement acceptée, nous pointons clairement cette dérive cognitivo-intellectualiste, dont nous allons décrypter les origines.


RENDRE LES ACTIVITÉS SPORTIVES PLUS SCOLAIRES

Longtemps décrié pour ces aspects excessifs, violents et sa spécialisation, le sport était inadapté à l’école. Phénomène culturel, politique et économique devenu incontournable, il devait devenir éducatif. Comme l’affirmait M. BAQUET en 1946, « le sport a des vertus, mais des vertus qui s’enseignent 1. » Dans les années 1960, il finit par s’imposer dans les programmes de l’EPS. Pour J. DE RETTE, « La gymnastique de grand papa est morte 2. » Répondant aux aspirations de la jeunesse et des professeurs, la pratique sportive a ainsi largement envahi les cours d’EPS. Mais, ses caractéristiques, trop proches du milieu sportif fédéral, et son manque de conformité avec les traits de l’école, plus sérieuse, laborieuse, réflexive, représentaient une menace, pour l’EPS, qu’il fallait rectifier.

R. MÉRAND, figure de l’ENSEP, de la FSGT et du SNEP, l’exprimait ainsi en 1970 : « il y a toute une orientation qui vise à consacrer toutes les heures officiellement dévolues à l’EP à ces deux formes de pratiques : l’activité ludique et le loisir actif. A tel point que nous nous demandons si en 1980, il existera encore des enseignants d’EP […] Cette matière doit subir un traitement pour être utilisée dans les leçons d’EP finalisées… 3 » Sans doute que l’activité ludique et le loisir actif procurés par les jeux sportifs n’étaient pas suffisamment formateurs pour l’école française, n’en déplaise à T. ARNOLD qui en avait fait la démonstration inverse dans l’école anglaise, en encourageant un siècle et demi plus tôt la pratique d’un jeu sportif collectif, au célèbre collège de Rugby.

Ainsi, l’élan était donné. Ce traitement dit didactique qui trouvera ses cautionnements scientifiques dans la psychologie génétique au cours des années 1970, la psychologie du travail dans les années 1980, la psychologie cognitive dans les années 1990 et dans les sciences de l’éducation aujourd’hui, polarisera les discours et les pratiques de l’EPS sur la partie la plus cognitive de la motricité, en adéquation avec les préoccupations intellectualistes du système éducatif.


« SE RENDRE CONFORME POUR SE FAIRE ADMETTRE 4 »

Des historiens comme P. ARNAUD, relayés aujourd’hui par M. ATTALI, J. SAINT MARTIN s’accordent à démontrer combien « la logique de se rendre conforme pour se faire admettre comporte donc aussi des dangers car elle peut être à l’origine d’une perte de spécificité de l’EPS 5.»

C’est bien l’objet de notre discours. Il y a derrière cette recherche de conformité et de légitimité une logique proche du funeste concept de Faust. L’EPS ne vendrait-elle pas son âme lui garantissant d’exister au prix de se voir dévitalisée ?

Les attentes institutionnelles, le formatage pédagogico-didactique orientent fortement les P. EPS dans ce sens pouvant combler au passage un sentiment d’infériorité entretenu par le règne du dualisme cartésien dans le système éducatif et notre société. Rappelons-nous les enseignements de J. THIBAULT : « Tout ce qui entoure la chose physique reste malheureusement enveloppé en France d’une atmosphère de suspicion et de médiocrité 6. »

Ce n’est pas parce que nous nous adressons davantage au physique qu’à l’intellect, parce que nous sommes plus axés sur la pratique que la rhétorique, que nous sommes moins valeureux. Cessons de nous conformer à nos homologues.

L’usage plébiscité des situations-problèmes en EPS, évoquant sans complexe les mathématiques, ne sont-elles pas un bon révélateur ? Arrêtons de courir après l’intelligence ou une forme d’intelligence qui nous serait propre. Comme le stipulait JP.CLÉMENT « l’identité de l’EP n’est jamais acquise mais construite au cours d’un processus complexe toujours inachevé et sans cesse reproblématisé par la dialectique de la conformité et de la différenciation 7. »

Alors, émancipons nous de cette mise en conformité, affirmons notre différence et inscrivons nous dans une logique éducative globale où chacun occupe une place fondamentale, complémentaire et non hiérachisable. Affirmons haut et fort ce principe !

Nous sommes là pour nous occuper de la motricité, des apprentissages gestuels, du mouvement, de l’activité et de l’éducation du physique. Et si nous sommes essentiels, c’est parce que nous sommes les seuls à le faire, de façon obligatoire, gratuite et pour tous, dans le cadre de la scolarité.


L’AMPLIFICATION DE LA CONNAISSANCE EN EPS

La réintégration de l’EPS au Ministère de l’Éducation nationale en 1981 a considérablement accéléré ce processus. La réforme des épreuves d’EPS au Baccalauréat en 1983, intégrant une évaluation des connaissances, fut la résultante et le point d’amplification de la « cognomorphose du champ de l’EPS 8. »

La lecture des textes officiels illustre parfaitement cette immiscion de la cognition qui bouscule la place antérieurement occupée par le corps. Ainsi, à la « maîtrise du corps » visée en 1967, se sur-ajoute en 1985 la « connaissance du corps », qui en 2008 devient une « maîtrise de connaissances sur le corps ». Ainsi, est-on passé de la maîtrise du corps à la maîtrise de connaissances, faisant passer le corps du statut d’objet à former à celui de sujet à étudier.

La place ainsi prise par les connaissances en EPS devient très discutable. Elle traduit ce conformisme, cet «homomorphisme scolaire 4. » qui démontre bien qu’« en se scolarisant l’EP se corticalise 9 » (J. ANDRE). La connaissance a envahi les discours, les programmes et les pratiques. En 2002, les connaissances structurent intégralement les programmes d’EPS du Lycée. Depuis 2008, elles s’intègrent dans chaque compétence, rôle, projet, et l’EPS contribue à l’acquisition du socle de connaissances…

Il ne s’agit pas pour nous de renier leur rôle dans nos enseignements mais, d’en contenir l’usage et d’en réduire les effets collatéraux dès lors qu’ils affectent notre spécificité.


LA PÉDAGOGIE DU PROJET

La suppression de l’examen d’entrée en classe de 6e, l’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, la démultiplication de la population scolarisée, la réforme du collège unique, des méthodes pédagogiques « modernes »… ont contribué à déporter et à massifier l’échec scolaire dans l’enseignement secondaire.

La pédagogie du projet, initiée dans les années 1980, fut la réponse apportée en EPS pour lutter contre cet échec. Se faisant, elle a aussi contribué à cette dérive. Rappelons qu’elle vise une meilleure différenciation pédagogique, une adaptation de l’activité proposée à chaque élève, reposant sur des objectifs, des démarches, pouvant être personnalisés. Là encore ne nous méprenons pas.

Il ne s’agit pas de proposer à tous des objectifs indifférenciés, des parcours identiques, des rythmes uniformes, qui limiteraient la réussite du plus grand nombre. Nous voulons surtout insister sur le fait que la pédagogie du projet nécessite une méthodologie lourde qui donne une place centrale et constante à l’évaluation, aux régulations cognitivo-intellectuelles, à la logique hypothético-déductive. Identifier, apprécier, s’organiser, gérer… sont autant de capacités à développer qui entrent en concurrence avec le temps d’activité physique et d’apprentissage moteur qui en EPS est compté.

En badminton, les élèves observent et notent par exemple les points d’impacts des volants d’un partenaire en jeu, sensés révéler ses capacités techniques et son activité tactique. Ces données seront ensuite analysées et traitées par les élèves pour qu’ils régulent et précisent verbalement, ou par écrit, leur projet d’acquisition ou d’opposition. En 30 minutes, les élèves jouent chacun 10 minutes et occupent pendant 20 minutes les rôles annexes. Quand ils s’opposent, les élèves exercent leurs capacités physiques, perceptives, cognitives, mais aussi intellectuelles et affectives, dans des laps de temps très courts, en situation d’urgence et d’enjeux. Quand ils observent, analysent, arbitrent, coatchent, quelles capacités stimulent-ils ?

Et si, dans des conditions qui le permettraient, tous les élèves jouaient 30 minutes pleines, sans coatchs, ni observateurs, en auto-arbitrage, quelles pertes et quels réels gains pourraient être mesurés dans leur développement et leur formation? C’est une question fondamentale qui devrait être très sérieusement, scientifiquement étudiée. Au lieu de cela, nous fonctionnons à partir d’a priori, en tout empirisme, sur les bases d’un scientisme et d’options pédagogico-didactiques pouvant être contre-productives, plus orientés par une mise en forme scolaire de l’EPS que par la mise en jeu et le développement des nombreuses capacités spécifiques à notre discipline, qui devraient être prioritaires.




(1) M. BAQUET : Précis d’initiation sportive, 1946.
(2) J. DE RETTE : Revue EPS n°61, 1962.
(3) R. MÉRAND : Du sensori-moteur aux savoir-faire hautement élaborés, Revue EP, 1970.
(4) P. ARNAUD : Les savoirs du corps, 1983.
(5) M. ATTALI, J. SAINT MARTIN : L’EP de 1945 à nos jours. Les étapes d’une démocratisation, 2004.
(6) J. THIBAULT : L’influence du mouvement sportif sur l’évolution de l’EP dans l’enseignement secondaire,1972.
(7) JP. CLÉMENT : L’enjeu identitaire, AFRAPS, 1993.
(8) J. GLEYSE : Archéologie de la « cognomorphose » d’un champ, AFRAPS, 1993.
(9) G. COMBAZ : Sociologie de l’éducation physique, p26, 1992