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La série de l’été n’est pas diffusée sur France 2 mais dans les salles de classe. Son nom ? L’édition 2019 du baccalauréat. Au menu du premier épisode : grève de la surveillance, fuites de sujets de mathématiques et coquilles dans les énoncés. La saga se poursuit avec la grève de certains correcteurs, et une nouvelle fuite – de résultats, cette fois. Énième rebondissement : ce jeudi, des jurys de délibération ont refusé de trancher le cas d’élèves dont certaines notes manqueraient à l’appel – et ce en dépit de la demande du ministre de l’Éducation d’avoir recours à la moyenne du contrôle continu.
“Chaque année, il y a un petit problème quelque part”, a tenté de minimiser vendredi Jean-Michel Blanquer. Certes, seules 30 000 copies sur 4 millions sont concernées par la rétention de 700 correcteurs, d’après les chiffres officiels. Mais le bras de fer autour du baccalauréat est le révélateur d’une crise profonde entre le ministre et ses ouailles. Comment en est-on arrivé là ? Explications. Deux textes de lois controversés
“La crise était annoncée, on ne l’a pas découverte la semaine dernière”, martèle Jean-Rémi Girard, du Syndicat national des lycées et collèges (Snalc), membre de l’intersyndicale ayant appelé à la grève de la surveillance des épreuves. Après deux ans au ministère, une longévité notable à la rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer rencontre une opposition massive des enseignants depuis plusieurs mois.
En cause, l’impopularité de sa réforme du lycée et du bac : les enseignants soulignent notamment son caractère inégalitaire, s’effraient de la rapidité de la mise en œuvre qui les oblige à naviguer à vue, et dénoncent un manque de moyens chroniques.
À ce premier texte controversé s’en ajoute un autre – pour une “école de la confiance” – que les syndicats critiquent essentiellement pour le devoir d’exemplarité des enseignants qu’il instigue, perçu comme une censure. Dernier sujet délicat : la question des rémunérations pour des personnels parmi les moins bien payés d’Europe malgré leur qualification à bac+5 enflamme le débat. “Le ministère ne nous écoute pas”
Mais le fond du programme Blanquer n’est pas l’unique reproche des enseignants. “Il existe un rejet traditionnel des réformes dans le milieu enseignant, qui n’aime pas trop que les choses changent. Mais cette fois-ci, c’est l’expression d’une véritable tension qui s’est établie avec le ministre”, estime auprès de L’Express Bruno Bobkiewicz, proviseur du lycée Paul-Éluard à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN).
Même parmi les soutiens syndicaux du ministre, on s’estime éconduit sans ménagement. “Nous partageons les grandes orientations de la réforme du bac et proposons des améliorations, mais le ministère n’écoute pas plus ceux qui proposent que ceux qui s’opposent”, regrette ainsi auprès de L’Express Stéphane Crochet, du Syndicat des enseignants – Union nationale des syndicats autonomes (SE-Unsa), qui n’a pas appelé à la grève.
La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a eu beau rappeler jeudi sur Sud Radio que le ministre de l’Éducation avait mené sur la réforme du bac “des concertations depuis plus d’un an”, les enseignants regrettent “la façon dont Jean-Michel Blanquer pratique le dialogue social”. “Sa stratégie a consisté à multiplier les réunions mais jamais avec ceux qui décident. On ne savait jamais ce qui était acté et quels étaient les budgets”, assure Frédérique Rolet, secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré (Snes-FSU), le principal parmi les professeurs de lycée. “Passer au stade supérieur”
Depuis des mois, les motifs d’inquiétude des enseignants ont eu beau s’empiler, la colère a mis du temps à éclater. Dans la rue, les quelques dizaines de milliers d’enseignants qui défilent peinent à mobiliser leur camp comme l’opinion publique. Mais le contexte social agité galvanise les mécontentements. “Au-delà même du ministère de l’Éducation nationale, on voit bien qu’il y a une radicalisation dans tous les domaines, ce qui nous a fait franchir les grades du conflit beaucoup plus vite”, estime Stéphane Crochet.
Les opposants au système Blanquer constatent rapidement que “les modes d’action classiques, comme les débrayages ou les manifs, ne sont plus efficaces” et qu’il faut “passer au stade supérieur”, abonde Jean-Rémi Girard, du Snalc. Une enquête du syndicat auprès de ses membres sur la perception de la réforme du bac révèle dès janvier que “la préférence des enseignants était l’action au moment des examens”, rapporte aussi ce dernier. Sans surprise, le Snalc figure donc parmi les quatre organisations à appeler à la grève de surveillance du premier jour du bac, fin mai (aux côtés du Snes, de Force ouvrière et de la CGT).
Et ce, quitte à créer un conflit interne au corps enseignant, majoritairement opposé à peser sur le baccalauréat. “Nous n’avons pas appelé à la grève de surveillance car on avait le sentiment que cette modalité d’action n’aboutirait pas à ce qu’on revendique, et qu’elle porterait atteinte aux élèves”, explique Alexis Torchet, secrétaire général du Sgen-CFDT. “L’épisode va laisser des traces dans l’opinion publique”, regrette aussi Bruno Bobkiewivz, qui estime que “l’image de l’Éducation nationale a été dégradée” et que “des tensions” ont divisé le corps enseignant, entre grévistes et non grévistes. Des syndicats “enfermés dans un rapport de force”
Car si la grève de surveillance a bien lieu, la menace est balayée par le ministère, qui promet – à grand renfort de surveillants supplémentaires – que “le baccalauréat se passera de façon normale”. Qu’à cela ne tienne : l’intersyndicale appelle ses membres à ne pas corriger les copies des candidats. “La rétention des notes et des copies est un crève-cœur, soulignait alors auprès de L’Express un professeur d’histoire-géographie dans le Val-de-Marne. Mais c’est notre seule solution face au rouleau compresseur qui est en train de tuer l’égalité des chances et la notion même de service public.”
“Certains syndicats se sont enfermés dans un rapport de force, considérant qu’ils n’étaient pas écoutés sur les réformes. Après, ils ne pouvaient plus faire machine arrière : ayant raté la pression sur les épreuves, il ne restait que la rétention de notes”, regrette de son côté le proviseur Bruno Bobkiewicz.
En plein milieu du bac, impossible pour l’Éducation nationale d’apparaître cédant aux oppositions. Une grève “aberrante”, qui “prend en otage le système”, un “travail de sabotage”, voire “une perte complète du sens du service public” dont “l’immense majorité de la population française se rend compte”… Jean-Michel Blanquer a martelé sa désapprobation. Et trouvé toutes les parades aux grèves et au refus de délibération.
Quitte à déstabiliser les enseignants qui n’avaient jusque-là pas rejoint l’opposition, relève Alexis Torchet. “Hier [jeudi], on a vraiment eu des personnels confrontés à des situations très difficiles. Pourquoi diable ne pas avoir annoncé la consigne sur la prise en compte du contrôle continu plus tôt ? Cette solution de sortie de crise a profondément malmené des personnels qui s’étaient rendus aux jurys et qui étaient donc non grévistes.” “La solution ce n’est pas ça”, s’offusque aussi auprès de L’Express Frédérique Rolet, du Snes, qui dénonce sur BFMTV un “bricolage” et souhaite que “le ministre ouvre sa porte et nous écoute”.
“C’était très facile pour Jean-Michel Blanquer de dire : ‘il y a une grande intersyndicale qui représente la majorité des professeurs, d’accord, mettons-nous autour de la table et trouvons des marges de manœuvre'”, estime aussi Jean-Rémi Girard, du Snalc. “Maintenant, on est vraiment dans une situation de face-à-face sans dialogue”, se désole Frédérique Rolet. “Il faut siffler la fin de la récré”
Comment sortir de la crise ? “Aujourd’hui il faut siffler la fin de la récré, et que le chef de l’État intervienne, martèle sur franceinfo Rodrigo Arenas, co-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). C’est le bordel (…) les familles sont à bout et on en appelle officiellement au président de la République à inviter tout le monde autour de la table”, pour “trouver une solution aujourd’hui”, poursuit-il.
Même dans les rangs de la majorité, on considère que la saga a assez duré. Le député LREM Aurélien Taché a appelé vendredi le gouvernement à “retrouver le chemin du dialogue” avec les enseignants. “Il faut que le ministre revienne aux côtés des professionnels, leur donne des moyens et des formations pour accompagner le nouveau paradigme de la réforme du bac”, abonde Stéphane Crochet. “On est très conscient que la préparation de la rentrée est très avancée et qu’on ne peut pas supprimer la réforme du bac, mais il y a des choses qu’on peut faire, comme dévoiler un calendrier de revalorisation des rémunérations, et convenir d’un bilan au calme de la réforme l’an prochain”, plaide aussi Frédérique Rolet.
Sans cette main tendue, la crise pourrait durer. Dans un point presse jeudi soir, Jean-Michel Blanquer a confirmé que les professeurs ayant refusé de remettre leurs notes à temps seraient privés de 15 jours de salaire. Ce qui pourrait “mettre le feu à la profession”, avait déjà prévenu en milieu de semaine Frédérique Rolet, qui estime que “mettre un blâme ou un avertissement à un professeur gréviste est surtout un signe de faiblesse”.
Nouveau psychodrame en vue dès le 2 septembre? “S’il ne se passe rien, le mouvement se poursuivra à la rentrée”, prévient aussi la syndicaliste, qui confie encore étudier “les modalités” de la poursuite de l’action. “Dans mon lycée, nous avons organisé un vote et, à l’unanimité, nous refusons la fonction de professeur principal à la rentrée”, explique de son côté à L’Express un professeur d’histoire-géographie dans le Val-de-Marne. “On va déposer un préavis de grève pour septembre afin de pouvoir organiser des actions locales, qui concernent spécifiquement des dysfonctionnements liés à la rentrée”, annonce aussi Alexis Torchet, secrétaire général du Sgen-CFDT. La saga de l’été pourrait bien revenir sur nos écrans plus vite que prévu.