Faut-il interdire les téléphones portables dans les collèges ? La mesure est testée dans 200 établissements comme à Lorient. Résultats scolaires en berne, harcèlement, troubles de l’attention, certains spécialistes des neurosciences affirment que notre société est en train de fabriquer des crétins numériques. L’interdiction des smartphones est-elle la meilleure solution ?
Jean-Rémi GIRARD, président du SNALC, syndicat national des lycées, des collèges et des écoles, est l’invité sur Sens Public le 10 septembre 2024.
Public Sénat – Thomas Hugues
Faut-il interdire les téléphones portables au collège ?
On en débat, et cela ouvre évidemment un débat sur la place des écrans dans la vie de nos enfants et petits-enfants, ainsi que dans la nôtre également.
[…]
Jean-Rémi Girard, bonsoir et bienvenue. Vous êtes professeur de français en lycée et président du Syndicat national des lycées, collèges et écoles.
[…]
Jean-Rémi Girard, double question :
Premièrement, votre point de vue, êtes-vous favorable ou pas ?
Deuxièmement, est-ce vraiment nouveau ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Alors oui, d’ailleurs, c’est déjà le cas, puisque l’usage est déjà interdit. Très précisément, puisque c’est une loi, il est interdit, sauf dans les lieux où il est autorisé. Et donc, c’est le règlement intérieur qui le détermine. Ce dont parle la ministre démissionnaire, c’est surtout de les déposer à l’entrée, c’est-à-dire, entre guillemets, faire en sorte que l’objet ne soit plus avec l’élève.
Public Sénat – Thomas Hugues
Pendant tout le temps scolaire ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Pendant tout le temps scolaire. Effectivement, on a constaté une multiplication des portables et de leur utilisation, notamment pendant les récréations, avec parfois des élèves qui passent beaucoup plus de temps sur leurs écrans qu’à communiquer entre eux.
[…]
Public Sénat – Thomas Hugues
Jean-Rémi Girard, petite question personnelle : depuis combien de temps enseignez-vous ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Ça doit faire 20 ans, un peu moins de 20 ans.
Public Sénat – Thomas Hugues
Il y a la génération TikTok qui est arrivée entre-temps. Est-ce que vous voyez un effet, un déficit d’attention ? Voyez-vous vraiment une différence entre vos élèves d’il y a 20 ans et ceux d’aujourd’hui, liée à l’accès au portable, à l’accès facile à Internet, etc. ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Alors, je ne peux pas vous dire que c’est lié parce que je ne suis pas scientifique, je suis professeur de lettres.
Public Sénat – Thomas Hugues
Votre ressenti ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Je peux vous dire qu’effectivement, nous avons des difficultés d’attention. On en avait aussi il y a 20 ans. C’est difficile pour nous de les mesurer, mais effectivement, un long temps de concentration est devenu plus rare. On a beaucoup plus d’élèves qui ont du mal à lire des livres entiers, des romans… C’est quelque chose que je constate. Est-ce que c’est lié au portable ? Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Est-ce que c’est lié aux écrans ? À un moment donné, de toute façon, oui, les écrans concurrencent l’écrit. Je ne dis rien de révolutionnaire en affirmant cela.
Public Sénat – Thomas Hugues
Et les écrans vous concurrencent parfois ? Vous nous avez dit que, dans votre établissement, il y a déjà la mesure d’interdiction des téléphones portables ; mais sinon, peuvent-ils vous concurrencer même pendant un cours ? C’est-à-dire que cela arrive que des élèves fassent autre chose ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Oui, ça se produit régulièrement. J’ai même une anecdote amusante : l’an dernier, mon inspectrice – qui était en train de m’inspecter – a confisqué le téléphone portable d’une élève qui l’utilisait. Donc oui, ça arrive.
De toute façon, l’interdiction en classe, c’est la norme partout, sauf si le professeur demande expressément de le sortir pour une activité pédagogique. Mais c’est très, très rare que les enseignants utilisent le portable ; généralement, on utilise d’autres outils numériques sur le plan pédagogique.
Donc l’interdiction en cours existe. Certains élèves peuvent la transgresser, cela arrive, mais l’utilisation du téléphone portable dans l’enceinte de l’établissement se produit beaucoup plus entre les cours, à midi, ou pendant les récréations. L‘utilisation a surtout lieu en dehors de l’école. En classe, les élèves ne sont normalement pas fixés sur leur téléphone portable.
Public Sénat – Thomas Hugues
Et on est bien d’accord – pardon de vous interrompre – les 200 collèges test, c’est une interdiction pendant toute la durée de présence de l’élève à l’intérieur de l’établissement, récréation y compris, c’est bien ça ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
C’est déjà assez compliqué de le dire puisque la ministre parle d’expérimentation, mais en réalité, on est au niveau local : c’est-à-dire que chaque établissement met en place son propre système. Globalement, ce qui est testé, c’est que l’élève dépose le téléphone à l’entrée du collège et le récupère à la sortie, avec toutes les problématiques que cela peut poser : où le déposer ? etc. Alternativement, ce que nous expérimentons cette année dans mon lycée, c’est de le déposer à l’entrée de la classe, avec des endroits prévus à cet effet. Ainsi, nous n’avons à gérer que 35 téléphones au lieu d’en gérer 1000.
Public Sénat – Thomas Hugues
D’accord, je comprends, parce qu’effectivement, ça doit être un sacré casse-tête.
[…]
Public Sénat – Thomas Hugues
Petite question : vous êtes en contact avec les parents d’élèves. Est-ce que le fait d’interdire finalement le portable ou d’engager cette réflexion peut aider certains parents à mieux contrôler l’usage de celui-ci ? On se posait la question du contrôle en fonction du milieu d’origine. Est-ce que cela peut aider les parents à mieux gérer la situation ? Par exemple, dans ton collège, on l’interdit, donc il faut que tu fasses un peu plus attention…
SNALC – Jean-Rémi Girard
Ça peut effectivement donner un exemple. Cependant, l’école n’a pas la prétention de se substituer à la famille, et vice-versa. Mais, en effet, parfois, nous sommes confrontés à des questions très pratiques. Faut-il une boîte en plastique, des casiers magnétiques ?
Parfois, on n’a pas les financements nécessaires. Parce que c’est bien beau que l’État dise “il faut faire ceci”, mais ce n’est pas l’État qui paie. De ce point de vue, il peut toujours lancer toutes les expérimentations qu’il veut, mais ce sont les collectivités locales ou les établissements, sur leurs fonds propres, qui financent. Nous, par exemple, avons acheté nos petits équipements sur les fonds de l’établissement.
Donc, à partir de là, il y a effectivement un phénomène autour du téléphone portable chez nos jeunes, ainsi qu’un phénomène lié aux réseaux sociaux. Car la grande utilisation, c’est avant tout celle des réseaux sociaux. Je suis désolé de l’apprendre aux téléspectateurs, mais les élèves ne vont pas sur Public Sénat, malheureusement. Hélas ! Ce n’est pas ce qui est le plus courant. C’est plutôt pour poster une photo sur Instagram.
L’utilisation du portable est massive en dehors de l’école. De ce point de vue, quand on dit que l’expérimentation que nous menons va, par exemple, réduire le harcèlement scolaire, moi, en tant que président du SNALC, j’y crois peu. Parce que cela se passe aussi en dehors de l’école.
SNALC – Jean-Rémi Girard
[sur l’EMC] C’est une demi-heure par semaine, on n’a pas le temps. C’est l’acronyme de Enseignement moral et civique. On est censés tout faire : la 5e République, les discriminations, les réseaux sociaux…
[…]
SNALC – Jean-Rémi Girard
[sur la possibilité de mettre des valisettes pour chaque classe à l’entrée des cours]
Et qui surveille ces valisettes ?…
Public Sénat – Thomas Hugues
[…] Sur la question du contrôle, c’est un outil de vie privée, le téléphone portable, ce n’est pas si simple !
SNALC – Jean-Rémi Girard
Tout à fait. Ça pose beaucoup de questions. Le fait de séparer l’élève de son téléphone physiquement, c’est-à-dire le téléphone au fond du sac, éteint, etc., ne pose pas de souci, puisque l’élève l’a toujours avec lui et sur lui, car c’est sa propriété, c’est son bien propre. À partir du moment où il le dépose quelque part, on est censé le surveiller pour lui et veiller à ce qu’il le récupère.
Public Sénat – Thomas Hugues
Devenir responsable du bien en question.
SNALC – Jean-Rémi Girard
Si c’est mal organisé, s’il n’y a pas l’accompagnement humain nécessaire — et on sait que nos vies scolaires ne sont pas en surnombre, très clairement, dans nos collèges —, eh bien, sans aucun doute, on va se retrouver avec des situations du genre : “Où est passé mon téléphone ? Il y en a un qui a pris celui qui n’était pas le sien”… Toutes ces problématiques vont, pardon de le dire, nous retomber dessus, car c’est nous qui sommes censés surveiller : les vies scolaires, les assistants d’éducation, les CPE devront s’en charger.
Cela n’a pas du tout été réfléchi en amont quand la ministre démissionnaire a annoncé cette mesure. On n’a pas pris en compte qu’il faudrait un assistant d’éducation supplémentaire pour gérer les entrées et les sorties, ni les questions liées à Vigipirate, parce que si ça prend du temps, on risque de créer des attroupements devant l’établissement, ce qui est précisément ce qu’on veut éviter.
[Quand on est déprimé, on rencontre des difficultés pour apprendre.
Je pense que le professeur sera d’accord avec moi.]
SNALC – Jean-Rémi Girard
On peut avoir des difficultés à apprendre sans être déprimé.
Public Sénat – Thomas Hugues
Et sans être accro à son téléphone portable. Mais faites-vous le lien “Génération TikTok”… Je caricature.
SNALC – Jean-Rémi Girard
Je vais le faire au doigt mouillé, mais oui, 80 % de nos élèves sont accros à leur téléphone portable. Ça se voit. C’est-à-dire que quand je fais une pause entre mes deux heures de cours, ils le sortent tous. C‘est automatique. Il y en a quelques-uns qui discutent et le reste sort son téléphone.
Public Sénat – Thomas Hugues
Est-ce qu’ils sont moins bons en français ? Ont-ils plus de mal à lire un livre ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Oui. Pareil, je ne vous fais pas de lien de causalité, une fois encore, mais on a des études très claires du ministère, qui montrent que le niveau de maîtrise de la langue a diminué depuis les années 80. C’est indéniable, c’est prouvé en France. C’est très clair. Je ne dis pas que c’est à cause du téléphone portable, surtout dans les années 80, mais il y a un phénomène lié au téléphone portable.
Je reviens sur la problématique du harcèlement, car on en a peu parlé. À chaque fois qu’on a une situation grave relayée par les médias concernant des élèves harcelés, des élèves qui mettent fin à leurs jours, des situations absolument atroces, quasiment tout le temps, le harcèlement est numérique, ou en grande partie numérique. Il y a ce phénomène des réseaux sociaux, cette discussion via le téléphone portable, qui échappe énormément à la surveillance des familles. Ce n’est pas l’ordinateur familial ou le poste de télévision qui est dans le salon. Le téléphone portable est avec l’enfant dans sa chambre. C’est très difficile.
Nous, à l’Éducation nationale, nous sommes un peu démunis. Le harcèlement a parfois lieu dans nos classes, un peu plus dans nos cours de récréation, mais surtout beaucoup en dehors de nos établissements. Le harcèlement ne s’arrête pas à la sortie.
SNALC – Jean-Rémi Girard
[…] On serait plus empathique si on n’était pas 30 ou 35 en classe. […]
Public Sénat – Thomas Hugues
Vous voulez changer de ministre ? Vous en avez eu quatre en un an, c’est ça ?
SNALC – Jean-Rémi Girard
Ecoutez… On peut nous mettre une effigie en bois, c’est bien aussi. Ca sera plus calme, en tous les cas. De toute façon, la problématique de l’Éducation nationale, c’est pas un ou une nouvelle ministre qui va la régler.
Aujourd’hui, on a des problématiques budgétaires, on a des problématiques d’attractivité monstrueuses.
Je trouve ça intéressant de parler du téléphone portable, c’est un vrai sujet. Mais c’est vrai que nous, on se demande aussi si on arrive à recruter des professeurs, à mettre devant les élèves, à former ceux qui n’ont pas le concours et qu’on met de plus en plus du jour au lendemain. Est-ce qu’on pourrait arriver à avoir des classes qui soient pas parmi les plus chargées d’Europe ou de l’OCDE dans la sixième ou la septième – ça dépend – puissance mondiale ?