L’ambiguïté va durer quinze ans et les provocations continuer, s’amplifier, profitant de la lâcheté gouvernementale : les territoires perdus de la République vont s’élargir, des candidates au baccalauréat exiger d’être interrogées à l’oral par des femmes, des chefs de centres d’examen livrés à eux-mêmes s’incliner et chercher dans l’urgence des professeurs féminins, des élèves refuser les cours d’histoire sur les origines du christianisme, d’autres rire et se moquer à l’évocation du génocide commis par les nazis contre les juifs, d’autres encore contredire des cours de sciences de la vie et de la terre au nom du créationnisme, d’autres encore exiger que des devoirs ou des interrogations n’aient pas lieu pendant le ramadan sous prétexte de la fatigue engendrée par le jeûne diurne, d’autres refuser les séances d’éducation physique ou de natation toujours sous des prétextes religieux, et même un professeur poursuivi pour blasphème, sans que le mot fût prononcé, parce qu’il avait raconté le massacre en 627 des six cents juifs de la tribu des Qorayza en une journée, leurs femmes et leurs enfants vendus sur l’ordre du fondateur de la religion musulmane(3).
Le SNALC va bien entendu prendre une part très active au maintien de la laïcité et, lors de la première audience obtenue chez le nouveau ministre de l’Éducation nationale, M. Luc Ferry, en mai 2002, lui dire qu’il ne pourrait pas faire l’économie d’une loi pour empêcher la laïcité de sombrer.
Des députés et des sénateurs reprirent le flambeau et un projet de loi finit par être voté par le parlement, non sans se heurter à l’opposition de plusieurs syndicats qui annoncèrent les pires catastrophes si une telle loi était votée(4). En réalité, la loi du 15 mars 2004, suivie de la circulaire d’application, enrayèrent et même firent disparaître la plupart des problèmes, au moins de foulard. Néanmoins, la loi fut violemment combattue et dut même franchir victorieusement l’obstacle de la Cour européenne des droits de l’homme le 4 décembre 2008 qui jugea notre loi compatible avec l’article 9 de la Convention internationale des droits de l’enfant.
Si nous nous sommes crus obligés de faire cet historique, c’est pour montrer d’abord l’importance de cette affaire ô combien symbolique et la part qu’y prit le SNALC lors de sa présentation au Conseil supérieur de l’éducation et dans les commissions parlementaires.
Or, même si les principaux problèmes ont été réglés par la loi, est née plus récemment la question de savoir si l’on pouvait l’appliquer aux mères qui accompagnent les sorties scolaires.
Pour le SNALC pourtant, la question ne se pose même pas : une sortie scolaire est d’abord un acte pédagogique normal et banal qui se prolonge en dehors de la salle de classe. Elle doit donc s’accomplir sous le signe de la laïcité et de la neutralité comme tous les actes pédagogiques. Le problème qui est soulevé, surtout dans les écoles élémentaires, ne devrait donc pas se poser. Il a même été réglé par un jugement du tribunal administratif de Montreuil le 22 novembre 2011(5) qui n’a pas fait l’objet d’un recours en cours d’appel administratif, et par la circulaire de rentrée 2012 du 27 mars 2012 signée de M. Chatel, ministre de l’Éducation nationale(6). Nonobstant, la question a été soulevée cette fois-ci par M. Dominique Baudis, en sa qualité de Défenseur des droits, le 20 septembre 2013. L’article 19 de la loi organique du 29 mars 2011 qui a créé cette institution lui donne en effet la possibilité de demander au Conseil d’État une étude portant sur un point particulier. À ce titre, le Défenseur des droits a donc voulu savoir comment traiter les refus opposés aux mères en foulard qui sont volontaires pour accompagner les sorties d’élèves et quelle interprétation il convenait de donner à la notion de « participation au service public ».
Et comme en 1989, le Conseil d’État a répondu par un texte de trente pages dont seules les deux dernières répondent à la question posée, mais sans la résoudre aucunement. Le Conseil d’État, dans sa réponse du 19 décembre 2013, précise bien que son étude est purement descriptive, ne propose pas d’évolutions, mais dresse un constat du droit en vigueur. En conséquence, il conclut que les usagers du service public ne sont pas soumis à des restrictions de leur liberté de manifester leurs opinions ou croyances religieuses, mais qu’ils ne disposent pas pour autant d’une entière liberté dans l’enceinte du service. « Les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents d’élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».
M. Peillon, ministre de l’Éducation nationale, a immédiatement réagi mais dans un sens complètement différent de celui qu’avait choisi son prédécesseur en 1989, M. Jospin. Il a en effet affirmé et avec quelle clarté que la circulaire Chatel du 27 mars 2012 continuerait de s’appliquer, et donc que les accompagnatrices ne devraient pas manifester leurs croyances ni leur appartenance.
Toutefois, le problème n’est pas réellement résolu puisque l’avis du Conseil d’État permet aux dites mères d’accompagner les sorties pédagogiques, même avec le foulard sur la tête, sauf si la direction leur recommande de ne pas manifester leur religion. La circulaire Chatel à laquelle renvoie M. Peillon se contente d’ailleurs d’annoncer que les principes de laïcité « permettent d’empêcher les parents d’élèves de manifester par leur tenue ou leurs propos leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». Le texte n’interdit donc pas formellement les dites tenues.
En outre, si une sortie pédagogique consiste à faire comprendre aux élèves ce qu’est l’art gothique ou l’art roman, donc en leur faisant visiter une église illustrant cet art, faudra-t-il y renoncer sous prétexte qu’on ne doit pas gêner la croyance religieuse différente des mères accompagnatrices ?
Réciproquement, faudra-t-il renoncer à expliquer ce qu’est la religion musulmane sous prétexte que, soit il ne faut pas choquer des élèves d’une autre religion, soit le professeur n’étant pas lui-même un adepte de cette religion, il lui est impossible, donc interdit, de le faire ?
En clair, l’avis du Conseil d’État permet toutes les interprétations, toutes les dérives d’autant que la participation récente de plusieurs ministres, et même du premier d’entre eux, à des manifestations religieuses(7) peut réfuter tout rappel fait par l’École de la nécessité de respecter la laïcité et la neutralité.
Bref, les problèmes sont devant nous. Verrat-on de nouveau des chefs d’établissement « négocier » avec les mères volontaires le port partiel ou minimal d’un signe ostentatoire ? Car il ne faut pas se cacher la réalité : cet avis va ouvrir de nouveau la porte aux exigences et aux provocations comme on les a connues il y a plus de vingt ans. Le principal syndicat des chefs d’établissement ne s’y est d’ailleurs pas trompé et appelle désormais le vote d’une loi pour simplifier leur problème. Il faudra en particulier bientôt se pencher sur le recul dramatique de la laïcité et de la neutralité que tout le monde peut constater dans nos universités et nos cités universitaires, malgré les dénégations des présidents d’université et l’aveuglement de l’Observatoire de la laïcité que l’on a substitué fort opportunément à la Haute autorité de l’intégration (HAI), ce qui a permis de se débarrasser de ses membres les plus attachés à la laïcité.
La laïcité et la neutralité seraient-elles devenues l’exception ?
(1) « Ma circulaire du 31 décembre 1936 a attiré l’attention de l’administration et des chefs d’établissement sur la nécessité de maintenir l’enseignement public de tous les degrés à l’abri des propagandes politiques. Il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles. L’enseignement public est laïc. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance ». Il est vrai que ces circulaires avaient été de fait abrogées depuis la création des établissements publics locaux d’enseignement en 1985.
(2) L’on sait aujourd’hui que M. Jospin s’était exclamé en 1989 au plus fort de la polémique « Et qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que la France s’islamise ? ».
(3) « Mahomet, la parole d’Allah » d’Anne-Marie Delcambre.
(4) Il est d’ailleurs significatif que tel syndicat qui n’avait pas accepté la loi du 15 mars 2004 se déclare aujourd’hui satisfait de l’avis du Conseil d’État.
(5) « Les parents d’élèves, volontaires pour accompagner les sorties scolaire, ne peuvent, dès lors qu’ils participent dans ce cadre au service public, manifester en cette occasion, par leur tenue ou leurs propos leurs convictions ».
(6) Ce que l’on appelle la circulaire Chatel est en réalité la très longue circulaire habituelle de rentrée parue au « Bulletin officiel de l’Éducation nationale » du 29 mars 2012. Le paragraphe relatif à la laïcité ne constitue qu’une très petite partie de l’une des annexes de la circulaire et le texte concernant l’accompagnement des élèves ne dit pas ce qu’on lui fait dire depuis que cette question a été posée par le Défenseur des droits.
« Il est recommandé de rappeler dans le règlement intérieur que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public sont pleinement applicables au sein des établissements scolaires publics. Ces principes permettent notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».
(7) Pourtant l’article 2 de la loi de 1905 « ne reconnaît ni ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».