Comment le gouvernement essaie de déconstruire brique par brique l’un des derniers bastions de l’enseignement public ouvert à tous.
« Encore une réforme ! » me direz-vous. Sans doute avec lassitude si vous êtes enseignant…. Mais réformer n’est-ce pas le passage nécessaire pour améliorer le système, pour le changer ? Si l’on s’en fixe l’objectif, cela se pourrait, toutefois il me serait difficile de donner un exemple concret où cela s’est vérifié parmi les réformes que j’ai vécues, je n’enseigne que depuis 15 ans.
« Mais alors cette réforme-ci, que veulent-ils donc pour nos CPGE ? »
Uniquement des bonnes intentions, voyons !
« Libérer du temps et faire gagner en autonomie les étudiants » en… diminuant leurs heures de cours. Oh et quelle surprise agréable : cela coute moins cher !
« Se débarrasser des choses pénibles et poussiéreuses comme les maths et les classiques de la littérature ! » Que du bonheur pour nos étudiants ! Et encore une fois, quelle chance alors, ça ne coute rien et cela permet même des économies !
« Ajouter du développement durable » : on va convertir des heures existantes bien entendu ! Déjà traité dans les programmes, et alors ? Vous, vous croyez la pédagogie importante, non ? Ah ces profs qui ne savent pas penser comme les gens de la « vraie vie » !
Une pâte à tartiner noisette se vendrait-elle autant si l’on remplaçait le gout noisette par du gout Brocoli ? Mais voyons, un peu de bon sens, il faut un produit sexy, minimiser les coûts, vendre en masse, bourrer les classes. Qu’importe le contenu, de toute façon les meilleurs réussiront bien !
C’est un peu cela la vie de représentant syndical. Il y a plein de gens bien (les gens bien se reconnaissent souvent à leur cravate assortie à leur costume) qui sont là pour nous expliquer les choses – vous savez les choses des gens qui ont un vrai travail, qui connaissent le monde (le vrai, celui de l’entreprise hein, pas comme vous « les profs »).
Mais il faut dire que nous ne sommes pas de si bons élèves ! Ils ont beaucoup expliqué et réexpliquer, dit que c’est pour notre bien, nous ont fait lire et écouter leurs longs « monologues avec les partenaires sociaux », et nous sommes restés irrémédiablement des cancres. Nous avons continué à parler « pédagogie », « cohérence », « exigence », à vouloir former plus de managers et ingénieurs de haut niveau (le pays en a besoin parait-il) et nous sommes encore et toujours restés de marbre devant ce modèle si prometteur d’un enseignement supérieure façon « pâte à tartiner en promotion ». Définitivement, aimer son métier et se soucier de ses élèves rend l’enseignant moderne imperméable à la beauté du benchmarking de l’école du futur.
Un mécanisme bien installé
Ainsi donc nous serions face à une « réforme » (oui, encore une autre !) dont le seul objectif tangible serait de trancher encore un peu de lard dans le gras du Mammouth (si tant est que l’on en trouve). C’est un fait qui n’étonnera pas le spectateur averti, celui qui suivit en son temps la réforme du collège 2016 et ses désormais célèbres formules « ce n’est pas moins de […], c’est mieux de […] » ou encore ses heures « en plus » mais sans horaire dédiée (EPI) qui font de si beaux affichages. Cela ne surprendra pas non plus ceux qui suivirent, subirent et dénoncèrent la réforme du lycée et ses maintenant célèbres 54 heures d’orientation non financées (donc prises sur la marge horaire, utilisée habituellement pour des dédoublements), son BAC en mars qui transforma la défunte reconquête du mois de juin en une très hypothétique reconquête du mois d’avril ou encore notre dernière réforme du lycée professionnel qui ne s’embarrasse même plus des apparences. Ainsi va le temps dans l’éducation nationale, dans ce mammouth dont la carrure rappelle aujourd’hui de plus en plus un poney qui aurait vu de meilleurs jours. Mais on parle ici d’un poney qui reste avant tout pour nos gouvernants un coût, un poids inerte pour la nation, une charge insupportable. Notre président ne déclarait-il pas le 27 aout 2020 à propos du nombre d’enseignants « C’est le genre de créations d’emplois qui vont aggraver le déficit et qui ne servent pas à redresser le pays » ! Ah cette fraicheur, cette candeur et cette honnêteté ! Ne rappelle-t-elle pas ce personnage de notre jeunesse, à la fois « surfer » et philosophe Niçois, qui lui aussi, comme nos gouvernants, attendait l’inspiration d’une hypothétique vague ?
Toutefois il serait réducteur de croire que les « réformes » (pour notre bien) ne sont inspirées que pas ces slogans (inspirants et éclairés) de nos gouvernants. C’est tout un système qui est construit pour cost-killer (ndlr, action de supprimer l’inutile qui coute cher, exemple : je vais supprimer un poste de « prof »). Voici un sujet à creuser ! Et précisément, creuser, c’est quelque chose que nous faisons très bien dans l’éducation, c’est bien là le seul moyen de descendre plus bas pour un système qui a déjà touché le fond.
De l’origine d’une réforme si bien pensée (pour votre bien)
Pour comprendre de manière schématique la crise actuelle des CPGE commerciales, il faut remonter un peu plus de dix ans en arrière. A cette époque fut prise une mesure, qui, de manière tout à fait fortuite et exceptionnelle avait pour l’objectif de faire des économies (« pour votre bien », à lire à voix haute, n’oubliez pas de vous flageller avec votre martinet si vous avez oublié[1]). Cette mesure consista en la suppression d’un financement des écoles de management via les chambres de commerce, ce financement ayant vocation à être porté… par les étudiants (chut, c’est pour leur bien on vous dit). Alors le report se fit petit à petit par deux mécanismes : d’une part les frais d’inscriptions explosèrent augmentèrent légèrement et d’autre part les écoles renforcèrent leurs recrutements alternatifs. Les écoles mutèrent vers un modèle viable économiquement : de l’autonomie pour les étudiants (moins de cours, pour leur bien) et beaucoup d’étudiants (donc plus de copains, c’est pour leur bien. En parallèle elles continuèrent à recruter en CPGE afin de conserver un vivier d’étudiants de niveau garanti pour leur affichage. Ce modèle est encore loin d’être stabilisé puisqu’en cette année 2023 des dizaines de nouveaux bachelors ont encore ouvert sur parcoursup.
En parallèle, face à une concurrence accrue recrutant le même profil de bachelier (souvent spé maths et ses), les CPGE commerciales ont commencé à peiner à recruter. Il faut aussi dire que la réforme du lycée qui conduit cette année 39% des élèves à faire une spécialité maths en terminale a très fortement réduit le vivier de recrutement des CPGE ECG. Ajoutons à cela que l’option maths complémentaire, mal équilibrée, apparait de plus en plus inefficace pour offrir à de nombreux étudiants les bases nécessaires à toutes sortes d’études exigeant un niveau minimal en maths. La combinaison de ces trois facteurs ( concurrence, vivier de spé maths et inefficacité des maths complémentaire) aurait dû logiquement avoir un très fort impact sur les CPGE commerciales, mais cela serait sous-estimer la résilience de la filière. Lors de la première année post-réforme elle perdit 10% seulement de ses effectifs (quasi-exclusivement des filles !), les effectifs sont très légèrement remontés en année deux et semblent remonter un peu plus en année trois. Outre cette résilience qui ne manque pas d’impressionner, on pourrait aussi souligner le taux de passage en seconde année (proche de 95% en général) et le taux de réussite au concours (supérieur à 70% en carré, supérieur à 90% en comptant carrés + cubes, les autres étudiants… réussissent aussi en poursuivant dans des voies prévues dans les conventions avec les universités). Ainsi lorsque le cout de la formation est ramené au nombre d’étudiants ayant réussi, nous nous trouvons, malgré la perte de 10% du vivier, face à une formation parmi les moins couteuses.
« Alors », me direz-vous, « le ministère ne s’est-il donc pas félicité de la solidité de sa filière et de la pérennité du modèle qu’elle propose ? ». Hé bien, honnêtement, si. D’ailleurs il a précisé que « pour notre bien », et car il souhaite défendre ce modèle qui lui est si cher, il fallait réformer. Ben oui, 10% de perte d’effectif, il ne fallait pas louper l’occasion. Ainsi fut lancé très tôt une réflexion sur le modèle CPGE : la première réflexion eu lieu dès la première année post-réforme et sans inclure d’association d’enseignant, il était prévu une modification pour la rentrée 2023 ! Sans que nous en connaissions précisément la cause, cela fut reporté une première fois pour 2024 et une série de réunions fut lancée en fin d’année 2022 incluant tous les différents acteurs de la filière (et clôturée en mars 2023 après une levée de bouclier des étudiants, enseignants et de nombreux partenaires).
Parmi les initiateurs de ces réflexions on trouve en premier lieu la CDEFM (conférence des directeurs des écoles françaises de management), un acteur entièrement privé hors contrat. Comme les écoles de commerce recrutement les étudiants sortant de CPGE, une association qui, on ne saurait le lui reprocher, défend ses propres intérêts. On trouve aussi l’association des proviseurs de lycée à CPGE et une association représentant le privé sous-contrat. Très rapidement, avec l’impulsion du ministère qui est allé chercher le soutien de ces divers acteurs, les mathématiques se retrouvent pointées du doigt (coupable de faire peur aux maths complémentaire[2]), tout comme la culture générale (français et philosophie, des truc poussiéreux[3]) dont il faudrait remplacer les thématiques par des thèmes plus modernes[4]. Le fil conducteur des propositions qui furent évoquées fut la nécessité de diminuer le nombre d’heure de cours pour rendre la formation plus attrayante pour les étudiants. Les errements de la réforme du lycée ne furent jamais évoqués, à part par les enseignants[5], la résilience étonnante de la filière dans le contexte difficile de la réforme du lycée et de la concurrence post bac ne fut jamais évoquée, son coût en réalité fortement modéré par son taux de réussite non plus.
Là n’était ni la question, ni l’objectif.
Mais enfin, puisqu’on vous dit qu’il faut réformer.
Pour comprendre les objectifs de cette réforme, il nous faut la remettre dans son contexte et se projeter quelques années dans le futur promis par ce modèle réformé. La CPGE réformée souhaitée conjointement par le ministère (qui avait convaincu la CDEFM) coûte moins cher[6] (ça fait plaisir au ministère), se rapproche du modèle des bachelors (moins de cours, moins d’efforts, un peu de poussière de licorne, des trucs plus vendables façon pâte à tartiner). A terme ce qui se ressemble… vous l’avez ?
En réalité la problématique est complexe : la notoriété des CPGE est un atout indéniable pour les écoles – de même que leur financement public et toute atteinte à la filière affaiblit potentiellement les écoles. Toutefois, d’autres éléments pourrait expliquer le soutien de la CDEFM: des formations en grande partie publiques ou privées sous contrat (donc financée par l’état) avec lesquelles elles pourraient signer des conventions façon « prépa intégrée » pour assurer un recrutement de qualité et faire payer des étudiants pour quelques cours complémentaires (ou un peu d’ouverture), ça ne serait pas über hype of the dead ? On garde le modèle CPGE et ses avantages (en théorie du moins, le côté « light » risque fortement de ne pas donner les mêmes résultats[7]), mais on renforce l’intégration en école pour se rapprocher d’un PGE en 5 ans beaucoup plus rentable.
Ayons tous une pensée émue pour ce grand absent du débat que fut la stratégie de la France vis-à-vis de la formation de ses futurs managers. Former des managers qualifiés serait-il une de ces problématiques comme « l’industrialisation », « la souveraineté énergétique », « la filière nucléaire » ou « la formation des ingénieurs » ? Nous ne le saurons pas, puisque la question n’a pas été posée. Les débats ont plutôt laissé entendre que le privé savait mieux que nous comment former les futurs managers et que c’était eux qu’il fallait écouter[8]. Les enseignants[9] ont surtout eu l’impression que le privé hors contrat était le mieux placé pour savoir comment défendre les intérêts… du privé hors contrat, ce qui par ailleurs est leur métier. Nous ne pourrons donc que regretter l’absence du débat salutaire que le ministère a dès le départ refusé de porter.
Une victoire à la Pyrrhus ?
Il vient alors que le peuple gronda. Toujours ingrat et comprenant de travers (alors que c’est pour son bien), il s’exprima via enseignants, étudiants et même certains acteurs. On découvrit alors que dans plusieurs structures représentées au seins des réunions du ministère, cette proposition de réforme était loin de faire l’unanimité alors même que les représentants de ces structures la soutenaient ardemment. Plusieurs pétitions virent le jour. Le sujet fut même évoqué lors de l’avant dernière réunion planifiée au ministère, on en parla comme d’une gêne ne devant pas interrompre un processus de dialogue pour le bien de tous. Cette avant dernière réunion fut vécue comme une incroyable gifle par les divers opposants à la réforme et le mouvement de rejet s’amplifia jusqu’à ce que finalement, le ministère étant pris par d’autres sujets, cette réforme-ci fut reportée.
L’abandon de la réforme ECG entraina plusieurs réactions. En premier lieu celle du ministère qui marqua sa déception et son sentiment de trahison et ne manqua pas de noter qu’il serait particulièrement attentif aux effectifs de l’année suivante et rationaliserai si nécessaire (il va réfléchir à fermer des classes qui peinent à recruter, parce que bon, voilà, hein[10]). Vint ensuite la réaction de la CDEMF, au sein de laquelle un débat semble engagé entre pro-réforme et opposants. La question de la communication vis-à-vis des lycéens sur le modèle CPGE (inexistante de la part du ministère ou des écoles actuellement) a été posée. La CDEFM reste un acteur réaliste qui défend professionnellement ses intérêts (même si ceux-ci peuvent diverger selon les écoles membres) : ne doutons pas que promouvoir les CPGE et les réformer font tout deux partis de leurs objectifs.
Les oppositions au modèle des CPGE , gratuites pour les étudiants du public et d’un cout modéré pour ceux du privé sous contrat, ne sont pas une nouveauté, néanmoins dans un contexte où le modèle est sensiblement fragilisé par une réforme du lycée mal pensée, elles s’expriment de manière décomplexée et avec d’autant plus de force. Si cette première tentative visant à changer assez radicalement le modèle CPGE a échoué, il ne fait aucune doute qu’une longue lutte vient d’être entamée et que la situation est très incertaine – d’autant que l’idée pourrait avoir germé dans l’esprit de nos dirigeants qu’inviter des enseignants lors de réunions de réflexion sur de possibles réformes serait une mauvaise idée[11] !
Inlassablement, les enseignants continueront de porter le modèle d’une éducation nationale exigeante, émancipatrice, seule à même de mener des générations d’étudiants vers la réussite tant professionnelle que sociale ou culturelle. Les enseignants sont seul garant de l’efficacité d’un système dont ils sont les rouages. A chaque réforme, ils sont là pour porter une analyse objective, loin des discours officiels, loin des promesses politiques ou s’égaient licornes arc-en-ciel et poussière de fée.
Trop souvent seuls. Sans doute trop peu écoutés. Mais toujours présents !
[1] Si vous n’en avez pas, faites preuve d’inventivité, nul défi n’égalera jamais en difficulté l’EPI citoyenneté, génocide Arménien et culture de la patate douce de Jayzonne et Dilanne.
[2] A moins que ce soit plus pour les étudiants une forme de lucidité face à la médiocrité de la réforme du lycée. Paradoxalement cette hypothèse ne fut pas évoquée.
[3] Qui n’a pas été traumatisé, étant jeune, par les confessions de Rousseau ?
[4] Quitte à lire des trucs gênants sur l’intimité d’un personnage célèbre, pourquoi ne pas prendre une interview d’Olivier Dussopt ?
[5] Savez vous ce qu’est un « moment de solitude » ?
[6] On ne sait même pas si les célèbres « colles » en cpge continueront d’exister.
[7] On rappellera à ce titre que les seuls experts en pédagogique sont les enseignants, mais comme les enseignants ne sont pas fiables car ils ne savent pas ce qu’est la vraie vie, il ne faut pas les écouter.
[8] Et surtout pas « les profs », la vraie vie, tout ça…
[9] Voir note numéro 8.
[10] Le ministère avait pourtant précisé lors des premières réunions que les recteurs étaient responsables des demandes de fermeture de classes alors que lui souhaitait préserver les cpge.
[11] Ils donnent leur avis et veulent être écoutés, alors qu’ils ne connaissent pas la « vraie vie » han !