Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus bête ?
Une insulte, un geste ou un comportement outrageant à votre encontre. Vous voilà prêt à réagir, à coups de rapports d’incident, de convocations, de mains courantes ou de plaintes au besoin. Et par on ne sait quel artifice, c’est vous que l’on convoque. C’est vous qui êtes mis en cause. C’est à vous de répondre de votre comportement. Qu’avez-vous fait pour provoquer ce gamin au point qu’il vous insultât ? En serait-on arrivé là si vos cours avaient été mieux élaborés ?
J’ai dernièrement assisté un adhérent convoqué par son chef d’établissement à la suite d’une insulte : au professeur qui lui demandait de se tenir correctement en classe, l’élève de 13 ans, très défavorablement connu des services de l’établissement, avait répondu « Nique ta mère ». Le professeur l’isola dans un réduit attenant à la salle de classe pourvu d’une fenêtre. Et notre enseignant était aujourd’hui convoqué pour mise en danger de la vie du pauvre enfant.
Relayant la colère des parents indignés de la façon dont le professeur avait sanctionné l’élève, qui aurait pu « se défenestrer » (sic!) suite à la remontrance, madame la principale tançait vertement le fonctionnaire et pointait son inconséquence autant que son incapacité. Je lui répondis, subjugué, que l’objet de la rencontre n’était pas ici la réaction du professeur mais l’insulte initiale de l’élève.
– Ce n’est pas le problème, me répondit-elle.
– Ah ? « Nique ta mère » adressé par un élève à son professeur n’est pas un problème ? Alors, dans ce cas, madame la principale, je vous dis : «Nique ta mère».
– Je ne vous permets pas ! vociféra-t-elle
– Et pourtant, vous l’avez permis de la part d’un élève à son professeur.
La réplique du miroir consiste à renvoyer à l’auteur l’image de son comportement : il est alors contraint de vivre et ressentir ce qu’il a refusé de reconnaître ; il prend ainsi la mesure de l’outrage. Pour la fin de cette anecdote, la principale outrée par l’injure (car, à son encontre, c’était devenu une injure) nous a demandé de quitter son bureau. Fort heureusement, nous ne nous sommes pas défenestrés en sortant. Dans cette impasse, c’est l’échelon hiérarchique supérieur, au rectorat, qui a exercé l’autorité attendue et apporté son soutien au professeur.
Régnant tel un coq sur les basses cours de récréation, il déployait son plumage autant que son ramage et ne cessait de caqueter contre les pratiques de l’une, le comportement de l’autre, et d’une façon générale, poursuivait de ses piques toutes celles qu’il avait en travers du bec.
Son propos avait un point commun dans toutes les situations : il n’était que le porte-parole. Rechignait-il à assumer les accusations qu’il distillait ? Toujours est-il qu’il prétendait ne relayer çà et là que les doléances de parents mécontents, de collègues insatisfaits, de collectivités inquiètes… et tout ce que la rue et les couloirs pouvaient colporter de lamentations.
Je décidai d’accompagner l’une d’elles, adhérente du SNALC, consciencieuse et résolue à en savoir davantage sur les faits qui lui étaient reprochés, affectant la manière de servir de ce professeur dans ses fonctions de direction, afin que l’on examine ensemble l’origine des dysfonctionnements éventuels et la façon de les résoudre.
Dans la présentation que l’inspecteur fit de la situation de notre collègue, mon oreille fut sensible à une forme de répétition, la même expression récurrente, reprise telle une anaphore dans un discours de candidat à l’entre-deux tours présidentiel :
– On dit que… On dit que les parents… On dit que les collègues… Et l’on dit aussi que…
J’interrompis alors l’énumération :
– Monsieur l’inspecteur de l’Éducation nationale, j’entends ce que vous nous rapportez au sujet de notre collègue, mais celle-ci n’ayant jamais été directement informée de ces remarques, nous souhaitons avoir davantage de précisions sur ce qui pour le moment n’est que l’évocation de propos abstraits et anonymes : qui dit quoi et dans quel contexte ?
– …mais j’ai des courriers ! opposa-t-il sur la défensive.
– Dans ce cas, monsieur l’inspecteur, regardons ensemble ces courriers. Nous sommes justement venus pour cela.
La réponse qu’il nous fit embobina notre attente dans un écheveau inextricable de palabres dignes des cancans échangés à l’amicale du tricot. Mais de courriers, point. Ni lettre, ni preuve d’aucune nature : des mots, rien que des mots, toujours des mots.
– Monsieur l’inspecteur, je vais vous dire quelque chose qui ne va pas vous faire plaisir. C’est la raison pour laquelle j’hésite à vous en parler…
– …
Un très long silence acheva de planter le décor : un vide sidéral rempli d’embarras, que les raclements de gorge et les cliquetis des stylos ne pouvaient combler. Je finis par me lancer.
– Monsieur, on dit que… vous êtes le plus mauvais inspecteur de toute l’académie
– Si vous le dites ! coupa-t-il, excédé, les serres plantées dans les bras molletonnés du fauteuil
– Ah mais non, Monsieur, permettez-moi de corriger : ce n’est pas moi qui le dis, je ne fais que vous rapporter ce que « l’on dit » à votre sujet. Je n’ai aucune lettre, aucun courrier à vous montrer, juste de la rumeur. Comme celle avec laquelle vous accablez notre collègue.
Face à son reflet, l’homme eut un rictus sarcastique. L’écarlate éclatant de son visage trahissait la colère du mauvais perdant. Nous avons alors envisagé la suite à donner à ces affaires, selon la tournure que prendraient ces pratiques d’accusations infondées. La balle était dans le camp de l’inspecteur : à lui de décider de poursuivre ou cesser ce jeu de dupes.
De nouveaux faits sont venus s’ajouter à ce dossier. Nous avons donc porté au plus haut niveau de l’échelon hiérarchique les témoignages et traces écrites recueillis contre les pratiques de cet IEN à l’encontre de ces directrices et institutrices. Et nous n’avons finalement pas été surpris d’entendre que le nom de cet IEN n’était pas inconnu des services de la DGRH. Mon propos n’était peut-être donc pas qu’une rumeur.
Alors que je m’apprêtais à passer à table pour le dîner, mon téléphone retentit une énième fois dans cette journée qui décidément tardait à s’achever.
Une adhérente infirmière était dans tous ses états, écœurée par les propos tenus par le chef d’établissement et d’autant plus affectée que la scène s’était passée en présence du médecin scolaire. La principale avait lancé à la cantonade :
– À quoi servent les infirmières à part à distribuer du Doliprane aux élèves ?
Notre infirmière se sentit humiliée par ce raccourci indigne d’une figure censée incarner l’autorité de l’employeur. C’était une insulte à sa personne et, au-delà, à toute une profession déjà mal en point après des années de dégradation dans l’exercice de ce métier.
Comment 30 ans d’engagement et d’expérience professionnelle au service de l’Éducation nationale pouvaient être à ce point publiquement désavoués et réduits à la distribution mécanique de pilules ?
L’on entend souvent que l’Éducation nationale est malade. Les symptômes convergent vers le même diagnostic : ce dont elle souffre le plus, c’est du manque de considération, de reconnaissance, et parfois simplement de respect à l’égard des agents qui s’efforcent de la servir.
Sans attendre, j’invitai ma collègue à demander une audience auprès de la principale. Le rendez-vous fut pris aussitôt et dès le lendemain nous nous trouvions dans son bureau.
– Vous avez demandé à me rencontrer, je vous écoute ! lança-t-elle en direction de notre collègue.
Avant que celle-ci n’expose la situation, je la retins d’un geste de la main et sortis de mon sac une boite de Doliprane que je posai délicatement sur le bureau de la principale.
Surprise et visiblement décontenancée par cette petite provocation, elle se défendit aussitôt :
– Monsieur, je n’ai pas le temps de jouer et je n’apprécie pas votre façon de faire. Je vais donc interrompre cette audience.
– Madame la principale, je n’ai pas encore parlé que déjà vous êtes menaçante à mon égard ? Cela confirme en tout cas les difficultés qui ont amené ma présence, et la façon de vous adresser aux personnels. Avec cette boîte de Doliprane, j’anticipe le mal de tête que provoqueront clairement nos échanges et je veux simplement éviter à notre infirmière de perdre son temps à me le délivrer. J’estime en effet qu’elle a bien d’autres missions à accomplir. Ne sommes-nous pas d’accord ?
Elle réalisa visiblement à travers ce geste purement symbolique la disproportion de ses propos à l’égard de l’infirmière et leur caractère blessant. L’objectif était atteint.
Piquée toutefois par cette flèche de lèse-majesté à laquelle elle ne s’attendait pas, sa réaction traduisit un repli stratégique et s’abrita derrière le bouclier syndical : elle brandit alors son appartenance au syndicat majoritaire des chefs d’établissement. J’ai plusieurs fois eu l’occasion de constater que mes méthodes et mon arrogance m’avaient valu un certain renom dans les rangs de ces élus caporaux en mal d’autorité, agrippés à leurs sièges dans l’antichambre du cabinet si près du bon dieu. C’est dommage d’ailleurs : combien de fois je me suis retrouvé à défendre des personnels de direction qu’ils avaient délaissés, des hommes et des femmes engagés et menacés, maltraités en marge du chemin de la droite-obéissance, pourtant pleins d’initiatives et de bonnes idées, de vrais meneurs, directeurs « d’équipes » plutôt que directeurs d’établissement.
C’était donc cela : notre principale avait averti son grand syndicat de ma venue, et celui-ci l’avait à son tour prévenue du risque qu’elle encourait et de l’énergumène qu’elle aurait à affronter. Nous étions loin de la boîte de Doliprane, loin même de cet établissement par ailleurs assez tranquille.
S’en est suivi un véritable dialogue que je qualifierais même de constructif. Parfois, les mots dépassent la pensée, parfois un simple geste leur redonne du sens. Notre principale fit preuve d’ouverture et d’honnêteté. Et je veux ici témoigner d’une qualité rare : celle de savoir reconnaître son erreur et de s’en excuser. Loin d’être une abdication de sa part, son attitude fut pour nous la preuve d’une intelligence que l’on souhaiterait retrouver plus souvent dans notre hiérarchie.